La conversation civique sur internet: contributions au processus
délibératif1
Ângela Cristina Salgueiro Marques 2
Les citoyens participent quotidiennement de conversations et de
discussions sur leurs intérêts et nécessités, développant
ainsi des capacités d'argumentation, de réflexion et de maîtrise
cognitive sur les différents types d'information qu'ils reçoivent
(Dahlgren, 2003). Dans des contextes relationnels du quotidien, la
conversation civique joue un rôle très important dans la création
de cadres de référence partagés utilisés par les individus dans
l'objectif de comprendre les principales questions qui les concernent.
Habermas reconnaît que les routines et les
interactions quotidiennes sont les sources fondamentales de la
construction des attitudes politiques des citoyens. Il admet aussi
qu'au cours de ses pratiques quotidiennes les acteurs sont toujours
exposés à un espace d'échange de
raisons(2006, p.413). Alors que Habermas et d'autres
auteurs (Kim & Kim, 2008; Gastil, 2008; Conover & Searing, 2005;
Rojas, 2008; Mansbridge, 1999) affirment l'enchevêtrement et même
une certaine dépendance entre la
délibération et la conversation, cette complémentarité n'a pas
encore été suffisamment explorée par des travaux empiriques. Par
une étude qualitative, nous allons tenter de mettre en évidence les
moments dans lesquels la conversation peut apporter des contributions
au processus délibératif soulignant les instants où les
interlocuteurs changent leur orientation dans le débat et passent
d'une conversation dispersive à une discussion focalisée sur des
sujets politiques précis.
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L'objectif principal de cet article est d'étudier les moments de
politisation des conversations en ligne menées par ces allocataires
ou par des personnes défavorisées, ainsi que d'identifier les
contributions qu'elles peuvent offrir au processus délibératif. Il
faut souligner qu'il ne s'agit pas d'étudier la délibération en
ligne, mais de mettre en avant les contributions que les conversations
sur le net peuvent apporter à la délibération. La politisation de
la conversation civique a lieu quand l'échange flue, dispersif et
apparemment sans discordances devient tendue et conflictuelle. Les
interlocuteurs doivent ainsi prendre une position à propos d'un
problème qui n'appartient plus à une toile de fond de questions
latentes (Duchesne & Haegel, 2004). De façon générale, il ne
faut pas comprendre la politisation comme l'engagement politique des
individus dans des processus de prise de décision. Au lieu de la
politisation des individus, ce qui est en jeu ici est la politisation
de leurs conversations civiques, c'est-à-dire l'intensification
de leurs échanges argumentatifs et l'exploration des points de
discordance existants entre leurs perspectives. À partir de ces
distinctions, nous allons tenter de répondre à la question
suivante: dans quelle mesure les conversations civiques en ligne
peuvent atteindre un niveau de politisation dont les résultats
peuvent contribuer au processus délibératif plus vaste concernant
une question d'intérêt collectif?
Cette question est d'abord examinée d'un point de vue théorique qui
prend en considération la place occupée par la conversation civique
dans le processus délibératif. Puis, à partir de donnés issues
d'un forum de discussion en ligne, nous tentons d'identifier
empiriquement des indicateurs qui nous semblent adéquats à la
détermination des conditions de politisation des conversations
civiques. En nous guidant par la perspective théorique de la
démocratie délibérative, nous mettons en évidence des
situations concrètes dans lesquelles des conversations flues et
dispersives acquièrent une densité argumentative en orientant les
participants vers la compréhension mutuelle d'un problème
d'intérêt général. Par ailleurs, nous montrons que ces
conditions de politisation peuvent être généralisées à
d'autres études qualitatives et empiriques cherchant à faire
connaître les articulations existantes entre les conversations
civiques et les discussions délibératives. En ce
qui concerne le cadre théorique
de la délibération, nous donnons des évidences empiriques sur le
rôle joué par la conversation civique dans les dynamiques
d'élaboration des cadres interprétatifs, de socialisation des
individus et de la composition des structures communicationnels de
l'échange d'arguments orienté vers l'éclaircissement
réciproque.
Les conversations civiques quotidiennes dans le processus
délibératif
Dans le cadre des réflexions actuelles de Habermas
(2006) et de certains auteurs
(Cramer Walsh, 2004; Gamson, 1992; Rojas, 2008), la
conversation civique et informelle acquière un statut très
important concernant la formulation et l'expression de points de vue,
la soumission de justificatives à des tests de validité et la
conquête de la confiance nécessaire pour participer à des
délibérations de grande ampleur. Néanmoins, pour comprendre le
rôle de la conversation dans le processus délibératif, il importe
de montrer que celui-ci ne se résume pas à l'activité
argumentative et rationnelle qui se déroule dans un contexte
administratif donné. Au lieu de cela, la délibération publique se
développe à travers un processus social et politique qui implique
une grande variété de pratiques d'intercompréhension et formes de
communication (Marques, 2008).
De manière générale, nous pouvons affirmer que la délibération
est le résultat d'un processus d'interconnexion entre plusieurs
registres discursifs et activités qui, développés dans des
arènes civiques différenciées, mettent en place des échanges
destinés à la construction d'une compréhension réciproque
autour d'une question d'intérêt général (Bohman,1997; Dryzek,
2000). La délibération doit donc être appréhendée comme un
processus capable de relier différents espaces et registres
discursifs, en les articulant dans un réseau complexe que se tient
grâce à des principes normatifs qui assurent la légitimité du
processus public d'échange de raisons et qui relient les participants
de manière non coercitive et égalitaire. La délibération figure
comme une activité très exigeante, qui se réalise par
l'accomplissement de principes normatifs tels que l'inclusion, la
réflexivité, la réciprocité, l'absence du pouvoir coercitif et
l'égalité d'opportunités (Schudson, 1997; Gutmann & Thompson,
1999).
Habermas souligne que différents flux de communication politique
nourrissent le processus délibératif qui, à long terme, arrive
à mettre en relation une série de paroles quotidiennes
(
everyday talk). Selon lui, il existe une multitude de formes
de communication depuis la conversation quotidienne
dans la société civile, en passant par le discours public et par la
communication médiatisée, jusqu'aux discours institutionnalisés
dans le centre du système politique qui peuvent
circuler à travers plusieurs niveaux d'échange discursif (Habermas,
2006, p.415).
Pour avancer dans cette analyse, nous allons tenter, dans un premier
temps, de mettre en évidence l'argument selon lequel les
conversations civiques informelles intègrent la dynamique
délibérative et préparent les citoyens à prendre partie à des
débats plus exigeants et formels en contribuant ainsi à la
réalisation des objectifs politiques, civiques et sociaux.
A notre avis, les interactions communicatives quotidiennes sont un
mélange de différentes formes de communication: conversations
civiques informelles, discussions politiques plus objectives et
délibérations publiques menées de façon formelle et avec un
agenda bien défini. Les conversations civiques permettent une
interaction plus libre entre les citoyens. Elles leur donnent
l'opportunité d'échanger des expériences de façon à mieux
comprendre les raisons qui soutiennent les points de vue de leurs
interlocuteurs. En contrepartie, des formes plus denses et objectives
d'échange public, par exemple la délibération et la discussion
politique, utilisent les sujets, les thématiques et les cadres
interprétatifs issus de la
conversation quotidienne pour promouvoir des accords et des
négociations capables d'aboutir à la solution de problèmes
concrets.
D'après Kim & Kim, la conversation au quotidien
favorise des opportunités pour réfléchir à ses
propres idées, réduire l'inconsistance cognitive en augmentant la
qualité des opinions et des arguments individuels
(2008, p.61). En se présentant comme un processus d'assemblement de
faits, témoignages, informations et histoires, la conversation expose
les individus à plusieurs idées et facilite la découverte et la
compréhension des points communs et des divergences existantes entre
eux (Black, 2008; Young, 1996). La conversation peut donc
potentiellement diversifier les opinions qui circulent dans des
différents réseaux de communication et perfectionner la qualité
des opinions soutenues par les individus. Ceci s'approche de la
conception de Mansbridge (1999), pour qui la conversation civique au
quotidien aide les personnes à mieux comprendre ce qu'elles veulent
et ce dont elles ont besoin au niveau individuel et collectif. La
conversation quotidienne serait plutôt une forme d'interaction
responsable par le processus de construction coopérative des
informations et de la connaissance partagée mise au jour dans un
contexte spécifique pour l'expression et l'échange de perspectives
et d'arguments.
Ne nous y méprenons pas: les conversations peuvent autant aider que
détruire les valeurs démocratiques et civiques. Certaines de nos
interactions sont plus coopératives alors que d'autres sont plus
conflictuelles et nous éloignent des autres au lieu de nous
rapprocher. D'autres types de conversation peuvent avoir une fin en
eux-mêmes ne conduisant pas à la coopération, à la confiance
ou à l'engagement civique. Toutefois, ils sont aussi importantes pour
la convivialité et la sociabilité (Mutz, 2006; Rojas, 2008; Gastil,
2008). Parmi nos interactions communicatives, ni toutes sont
orientées vers l'intercompréhension, la discussion de thèmes
politiques ou la promotion d'objectifs démocratiques. Les
conversations civiques quotidiennes (flues, disperses et de multiples
facettes) peuvent pourtant présenter des moments de politisation,
dans lesquels les partenaires s'orientent vers la compréhension
réciproque dans un échange qui vise l'éclaircissement du
problème en cause. A ce point précis, des conflits latents sont
extériorisés et la polarisation des opinions des participants donne
lieu à une tension argumentative qui demande une justification
réciproque.
A notre avis, la conversation peut apporter des contributions à la
délibération publique quand les acteurs s'engagent dans un conflit
discursif dans lequel ils doivent non seulement faire face à la
tension entre leurs intérêts individuels et les intérêts
collectifs, mais aussi choisir entre une action persuasive et une
action tournée vers la construction et la définition d'un
problème d'intérêt général. Celui-ci n'est pas donné
a priori, mais résulte d'une action coopérative et
conflictuelle entre plusieurs acteurs qui se développe dans l'espace
public (Quéré, 1995, p.106). L'identification et l'interprétation
d'un problème permettent de mettre à jour, socialement, un débat
en apportant des arguments auconflit d'opinions. Ce débat permet ensuite d'inciter la
coordination des actions vers l'explicitation des causes et des
solutions, en contribuant à la création d'une base réflexive pour
la délibération publique (Marques & Maia, 2008).
Certains auteurs (Scheufele, 2000; Dahlgren, 2003, Conover & Searing,
2005) ont affirmé que la conversation civique peut apporter plusieurs
contributions à la démocratie et aux processus délibératifs en
améliorant les façons de penser, de formuler et de justifier
verbalement les points de vue et les intérêts et en permettant aux
participants des alternatives d'action sur des questions politiques qui
touchent directement leur vie quotidienne. Dans cette perspective, la
conversation civique politisée sert à permettre la participation
des citoyens aux processus d'échange publique et à la formation de
l'opinion publique. Elle n'est pas dirigée vers l'implication directe
des citoyens aux processus de prise de décision menés par les
représentants politiques. La conversation, surtout si elle a pour
sujet des thèmes liés à la politique, permet d'améliorer les
façons d'interpréter les problèmes et d'exprimer les arguments
dans le cadre d'une négociation publique d'intérêts divergents
(Bohman, 1997; Gamson, 1992).
Les forums de discussion: lieux d'expression et politisation de la
parole
Le réseau internet permet aujourd'hui
à différents
publics d'établir une conversation qui favorise l'échange des
arguments et des expériences de façon à développer une
pluralisation des espaces publics. D'après Peter Dahlgren (2000), le
réseau internet produit une myriade de mini-espaces
publics spécialisés et d'espaces alternatifs
capables d'insérer de nouvelles voix
dans la sphère publique générale.
Dans cette perspective, Bohman (2004) et Miège (2006) soulignent que
la médiationpossible par Internet
décentralise la sphère publique, car les espaces conversationnels
de ce réseau abritent plusieurs publics au lieu d'une sphère
publique unifiée et universelle. Toutefois, cette diversité de
publics nous amène à une problématique définie par Habermas
(2006) comme la fragmentation du débat public en plusieurs
conversations restreintes et focalisées sur des questions très
spécifiques. Ainsi, l'existence
d'une multitude de mini-espaces publics
spécialisés pourrait aboutir à une fragmentation
plus vaste par laquelle les audiences seraient politiquement réunies
autour d'un grand nombre de questions publiques isolées donnant
origine à des îles différenciées de
communication (Dahlgren, 2005, p.152). Le facteur
d'homogénéité est mentionné par Lev-On et Manin (2006) comme
le principal responsable de la multiplication des espaces virtuels
très semblables, reliés par des hyperliens qui orientent la
navigation vers des contenus qui s'éloignent de toute opposition,
privilégiant la diversité d'opinions au détriment de
l'affrontement entre des opinions adverses.
Néanmoins, si d'un côté les individus défavorisés peuvent
participer à de multiples conversations éparpillées sur Internet,
de l'autre côté il faut aussi reconnaître qu'ils ont besoin de
trouver un espace plus protégé pour découvrir des points communs
dans leurs expériences, pour définir le problème que les touche
et aussi pour construire une identité collective. À partir d'un
consensus interne, ils doivent être en conditions d'arriver à la
contestation plus généralisée de leur situation
(Stromer-Galley, 2002; Dahlberg, 2007).
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Nous soutenons que les conversations civiques établies soit face à
face, soit en ligne peuvent offrir aux citoyens, surtout ceux qui sont
matériellement défavorisés, la possibilité d'atteindre des
capacités civiques, critiques et communicatives indispensables à
leur participation civique dans des processus plus vastes de débat.
Considérations Méthodologiques
Récemment, plusieurs auteurs ont cherché à comprendre comment
certains espaces existants sur Internet peuvent produire des espaces
publics de discussion partielles - destinées à la discussion des
intérêts d'un groupe spécifique - ou des espaces publics plus
élargies et tournées vers les questions d'intérêt général
(Dahlgren, 2000; Janssen & Kies, 2005; Bohman, 2004). À ce titre,
ces mêmes auteurs font des remarques importantes concernant les
dangers de caractériser, de façon indistincte, les espaces
conversationnels en ligne comme des sphères publiques, sans avoir en
tête les critères normatifs établis par Habermas. Ils indiquent
que, dans la majorité des situations, ces arènes virtuelles se
caractérisent moins comme des espaces délibératifs que comme une
ambiance informationnelle ou comme des espaces d'expression où les
personnes anonymes cherchent des informations utiles à leur vie
quotidienne au lieu de s'engager dans la quête de solutions pour les
problèmes concernant le bien-être collectif.
Certains auteurs ont voulu résoudre cette question en essayant de
réunir des critères normatifs capables d'identifier
méthodologiquement les caractéristiques des certains espaces
discursifs sur le réseau qui pourraient les rendre plus proches de
l'idéal normatif d'une sphère publique. Nous pouvons mentionner
notamment les travaux de Dahlberg (2001) et de Janssen et Kies (2005),
qui ont développé quelques catégories analytiques (clairement
inspirées par la théorie de l'action communicative de Habermas,
1987) pour évaluer les espaces communicatifs et les processus
délibératifs en ligne. Cinq d'entre elles peuvent nous être
utiles dans l'élaboration de catégories spécifiquement liées
à la conversation civique et à la discussion politique sur
Internet:
i)l'élaboration de la problématique en cause et la critique
rationnelle des demandes de validité (ce critère implique la
réciprocité - giving and taking of reasons - et la
formulation de demandes de validité problématiques,
c'est-à-dire, que suscitent des divergences);
ii)la réflexivité (les participants élaborent un point de vue en
public de façon à sélectionner des bonnes raisons, à penser
à partir du point de vue de l'autre, à évaluer et à reformuler
de façon critique leurs intérêts et prémisses devant la
réfutation des autres);
iii)la prise en considération de la perspective de l'autre (ce mouvement
implique le compromis avec un dialogue en procès et l'écoute
respectueuse de tous les points de vue - respect mutuel);
iv)la sincérité (privilégier la perception dont tous les participants
font des efforts pour rendre connues toutes les informations jugées
importantes au débat, y compris leurs intentions, intérêts,
nécessités et désirs);
v)l'inclusion et l'égalité dans la participation (le débat se trouve
ouvert à tous et chaque participant a l'occasion de s'y impliquer et
d'interroger les autres a propos de leurs raisons, désirs et
nécessités).
D'après certains auteurs (Gastil, 2008; Stromer-Galley, 2002;
Conover & Searing, 2005) il ne faut pas insister sur une transposition
directe des principes délibératifs à tout type de situation de
débat, en particulier quand il s'agit d'analyser les conversations
médiatisées par Internet. Les conversations qui ont lieu dans le
contexte des forums de discussion en ligne doivent être analysées
selon des critères qui puissent évaluer la transformation des
rapports établis entre les interlocuteurs. Autrement dit,
c'est l'existence ou non d'un débat orienté, en
tendance, vers la recherche de l'interprétation commune d'une
situation donnée qui doit être avant tout
interrogée (Suraud, 2007, p.183).
Notre préoccupation, ici, étant d'élaborer des indicateurs
méthodologiques pour l'analyse de la politisation de la conversation
sur Internet, nous étudions la façon dont les citoyens
défavorisés et politiquement marginalisés s'orientent pour
échanger leurs points de vue, pour réaffirmer leurs identités,
pour construire ou non des liens sociaux, pour publiciser leurs
exigences et pour interpréter collectivement un problème politique
d'intérêt général. Il s'agit donc de créer quelques
catégories d'analyse permettant de voir comment les participants d'un
forum de discussion articulent et expriment leurs points de vue devant
autrui en observant les critiques, les règles sous-jacentes de
réciprocité et les mécanismes d'évaluation des rapports mises
en place.
Ainsi, nous argumentons que la politisation d'une conversation civique
requiert la mise en place d'une action communicative développée en
quatre étapes principales: i) l'identification et l'interprétation
d'un problème d'intérêt général dans un espace public; ii) la
prise de position réciproque des
différents acteurs; iii) le compromis des acteurs à maintenir les
échanges (malgré leurs différences d'opinion) en redéfinissant
le problème afin de prendre en considération les arguments
avancées au cours de la conversation; et iv) l'identification de
questions sensibles qui, en mobilisant un registre discursif fondé
sur l'émotion et les narratives personnels, aide à la manutention
des liens d'intégration sociale et de socialisation.
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Nous avons pu accéder en tant qu'observateurs aux échanges sur le
forum. Étant donné que les 231 messages postés se répartissent
en plusieurs domaines de discussion, nous avons sélectionné ceux
qui nous permettaient d'évaluer comment des individus
économiquement défavorisés essayaient de donner du sens à leur
situation de précarité en s'impliquant dans une conversation
civique ouverte à des moments de
politisation. Comme mentionné auparavant, afin de mieux
caractériser ces moments, nous proposons les catégories analytiques
suivantes: a) tentatives de définition et compréhension de la
question en cause; b) prise de positions; c) réflexivité et
redéfinition du problème; d) identification de questions
sensibles.
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a) Tentatives de définition et compréhension de la question en
cause.
La mise en forme d'une question
comme problème d'intérêt général requiert d'abord un
investissement cognitif pour définir ses principaux cadres
interprétatifs. Cela ce fait dans un horizon d'interactions et
d'interlocutions. L'échange communicationnel permet aux individus de
mieux définir et préciser les différentes dimensions de la
question en cause. A ce stade de la
problématisation, les participants essayent d'interpréter les
informations disponibles et d'identifier les éléments les plus
significatifs du débat.
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4- Danielle(09-11-2007 à 09:04:26)
Faut dire qu'avec le montant du smic et ses
désavantages, le RMI peut être aussi considéré comme un
salaire. Etre payé à rien foutre et personne
t'enquiquine que du bonheur.
6- Sylvie(09-11-2007 à 09:03:42) Répond 4
A ouai, tu trouves que c'est comparable toi un SMIC et 400 euros par
mois?
8- Danielle (09-11-2007 à 09:09:40) Répond 6
pour un célibataire seul et sans aides oui carrément!
10- Sylvie (09-11-2007 à 09:14:10) Répond 8
Vraiment je sais pas si tu te rends compte de ce que tu dis là!
T'as déjà été en situation de ne toucher que
400 euros par mois pour vivre? Tu vois pas une différence avec un
rentré presque 3 fois supérieure toi? T'as pas
fait math hein...
12- Marie (09-11-2007 à 09:14:53) Répond 6
400 plus l'apl (250 euros), plus les restos du
cur, plus les aides pour l'électricité, plus
le téléphone (chez france telecom tu paies pas une partie de
l'abonnement), la prime de noël, et
n'oublions pas les transports en commun gratos en
RP!!!! t'as raison, 400 euros...
14- Marie (09-11-2007 à 09:20:56) Répond 10
oui mon copain c'est retrouvé a
l'ass: c'était le paradis!!! plein
d'aides qui te tombent du ciel sans rien
demander!!!!!!
17- Perle (09-11-2007 à 09:23:21)
bref, vaux mieux au RMI que smicart...
120- Edith (09-11-2007 à 11:01:19) Répond 17
Bah personnellement non je pense pas.... Peut-être, je dis bien
peut-être, qu'au niveau revenu
c'est kif-kif, m'enfin je
préfère ne pas être considérée comme un rebus de la
société (car c'est bien comme ça
qu'on les voit), et ne pas devoir mendier chaque jour
des aides pour vivre... Je sais pas, c'est
peut-être une question de fierté...
124- Sylvie (09-11-2007 à 11:08:58) Répond 120
Absolument! C'est même moins que de la fierté.
C'est le propre de chaque homme de vouloir et aimer
être indépendant et se suffire à soi même.
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Dans le déroulement de cet échange, il est possible de repérer
comment les participants oscillent entre l'affirmation d'un préjugé
et la tentative de définir ce qui est en jeu quand il faut comprendre
la question du chômage. Les participants soulignent, d'entre autres,
les thématiques suivantes pour cerner le problème:
le RMI est-il un salaire ou une
aumône?; Quels sont les avantages du
RMI?; Être au chômage en touchant
les allocations du gouvernement est-il le paradis?;
Être au RMI implique aussi d'être considéré
comme un rebu de la société? . Dès lors nous
pouvons affirmer que l'effort pour considérer attentivement toutes
les facettes d'un problème et pour mettre en relation les opinions
présentées par les interlocuteurs définit des conditions
favorables à la politisation de la conversation ainsi qu'à son
orientation vers la quête d'une compréhension réciproque et non
seulement d'une persuasion stratégique.
En ce sens, l'étape de définition et d'interprétation d'une
question d'intérêt général est marquée par une conversation
multi-focalisée au moyen de laquelle les participants arrivent à
acquérir des informations, à
sélectionner, parmi elles, celles qui ont importance pour le débat
et à identifier les différentes formulations qui gravitent autour
du sujet en question. De ce fait résulte que le problème
d'intérêt général est plus que le produit d'un
étiquetage collectif, c'est une activité collective en train de se
faire. Celle-ci se constitue par les attributions de causalité et
les imputations de responsabilité, les identifications d'acteurs et
les configurations d'actions, les évaluations de préjudices et les
renouvellements de points de vue (Cefai, 1996, p.49).
L'interprétation commune d'une question est ainsi une
étape fondamentale dans la
construction des liens entre les participants du groupe. C'est à ce
moment que les interlocuteurs peuvent identifier les éléments
figurant sur-le-champ de leur interlocution de manière à
établir un cadre symbolique partagé pour orienter les échanges
futurs. L'exemple donné permet de voir comment la participante Marie
assume une position qui est reprochée par les autres membres du
forum. De la même façon, il est aussi possible de remarquer
comment Sylvie se positionne de façon à mettre en question les
arguments de Marie (identifié par les autres interlocutrices comme
étant celle qui soutient un point
de vue contraire aux valeurs prédominantes dans le groupe) en
l'invitant à les réviser et reformuler à la lumière d'autres
informations.
Les tentatives de définition et compréhension de la question en
cause font partie d'un processus d'échange communicative dans le
forum par lequel émerge un savoir commun. La réciprocité joue
dans cet échange un rôle fondamental. Considérer l'opinion de
l'autre et lui offrir une réponse
sont une dynamique qui permet de
vérifier si les participants lisent les demandes et les messages
postés par ces interlocuteurs en cherchant leur donner des réponses
de façon réciproque. La réciprocité nous permet de voir
qui répond à qui et qui construit
son argument à partir des considérations faites dans un message
antérieur. Répondre de manière réciproque aux partenaires
d'interlocution permet la mise en valeur des habilités civiques
comme, par exemple, l'exercice d'expliquer, de réviser et de
transformer les points de vue à la lumière des observations et
questions posées par autrui (Gutmann et Thompson, 1999).
Une deuxième étape de définition du problème concernant le RMI
et le chômage s'appuie sur les
conflits autour de la formulation des définitions pour évaluer la
pertinence des arguments avancés, la vraisemblance des
dénonciations et la justesse des revendications. Cela déclenche une
dynamique de prise de positions par laquelle les participants essayent
de tester les raisons formulées en sélectionnant celles qui peuvent
être acceptées ou validées par leurs partenaires
d'interlocution.
b) Prise de positions
Dans le forum les participants se sont partagés autour de deux
positions précises de façon à identifier, d'un côté, ceux
qui, basés sur leurs connaissances, étaient contre les rmistes qui
profitent du système et, de l'autre côté ceux qui essayaient de
défendre l'argument selon lequel il ne faut pas juger tous les
rmistes selon un critère unique fondé sur certains expériences
isolées. L'affrontement argumentatif s'intensifie dans le forum quand
les interlocuteurs reconnaissent l'existence de points de vue
divergents et initient un conflit argumentatif qui requiert, entre
outres, la formulation de raisons, l'explicitation des prémisses qui
les soutiennent, la justification et le respect réciproque.
La politisation des conversations dans le forum est liée à une forme
d'organisation de l'échange qui diminue son degré de dispersion et
de désorganisation. Quand les participants se concentrent sur la
dynamique d'explicitation des conflits latents ils doivent aussi se
décider à développer ou à refuser le conflit d'opinions. S'ils
optent pour le développement du conflit ils doivent non seulement
expliciter les prémisses sur lesquelles se fondent leurs arguments,
mais aussi assumer le risque du débat, c'est-à-dire le risque
d'exposer son point de vue au jugement de l'autre. Selon Lev-On et
Manin (2006), l'Internet doit favoriser à la fois une multiplication
des opinions et leur opposition. Mais le conflit impose des nombreux
coûts: mobilisation de temps et de ressources cognitifs; communiquer
malgré les clivages d'opinions; prendre le risque d'échanger avec
des personnes qui ne pensent pas comme soi.
L'explicitation des prémisses composant la toile de
fond des arguments demande une justification
réciproque des positionnements assumés par les participants,
intensifient le flux conversationnel et la focalisation des échanges.
Cela dit, il faut reconnaître que les interventions
dans le forum ne se limitent jamais à de simples expressions
d'opinion, mais s'appuient sur des arguments plus ou moins
structurés (Doury & Marcoccia, 2007, p.46).
Exemple 2 - Les Rmistes, y'en a qui
en profitent, d'autres pas
24- Sylvie (09-11-2007 à 09:47:44)
...passer sa vie à quémander de l'argent pour
survivre (c'est totalement contraire à ce qui fait de
l'homme un être social), je vois pas en quoi ça
fera avancer vos malheurs. Alors je vous laisse en paix croire que vos
vies sont pourries à cause des RMIStes, que la France est un pays de
merde car elle empêche que des gens crèvent de faim, de froid et de
maladies... Moi je préfère les discours et les actes qui portent et
qui ne tournent pas autour de mes propres frustrations. Bon cassage de
précaires.
25- Perle (09-11-2007 à 09:47:49) Répond 24
Faudrait que tu [Sylvie] ouvres les yeux!!!!!! Ceux que je connais
n'ont absolument pas envie de bosser!!!! Ils savent se
plaindre lorsqu'il le faut.
26- Marie (09-11-2007 à 09:47:59) Répond 24
moua les rmistes que je connais ils sont contents
d'être au rmi. Mais bon toua t'es
dans le social donc évidemment que quand ils te voient, ils font les
pleureuses!!!!
30- Claude (09-11-2007 à 09:52:48) Répond 25
oui mais tous ne sont pas comme ceux que tu connais
31- Marie (09-11-2007 à 09:52:48) Répond 30
ba oui mais j'en connais plein des rmistes!!!! putain
je vous dis que même certains ne veulent pas bosser au smic car ils
gagneraient moins d'argent!!!!!!!!!!
c'est ce qu'on m'a
sorti!!!!!!!!!!!
32- Danielle (09-11-2007 à 09:54:03) Répond 31
y'en a même qui font plein de gosses pour éviter
d'aller bosser!
33- Marie(09-11-2007 à 09:49:36) Répond 24
Je te dis ce que je vois c'est tout!! après libre a
toua de croire que tous les rmistes sont dépressifs, malheureux de
leur sort et surtout pas calculateurs bien sur....
142- Fleur (09-11-2007 à 11:20:04)
Les rmistes, y'en a qui en profitent,
d'autres pas.
Nous, on en a pas profités. Parce qu'on préfère
encore payer des impôts ou la redevance télé, que de gratter les
fonds de tiroir toutes les fins de mois pour acheter des pâtes.
151- Jane (09-11-2007 à 11:24:00) Répond 25
J'en connais aussi que ça gave méchamment, qui
préfèreraient avoir du taf et retrouver leur dignité plutot que
de devoir réclamer en permanence et se récolter au passage les
regards condescendants, les leçons de morals et les enquètes
sociales pour savoir si en plus ils ne sont pas de mauvais parents! Je
pense pas qu'etre cataloguer pauvres ce soit une
partie de plaisir!
168- Marie (09-11-2007 à 11:32:26) Répond 142
j'ai jamais dit tous mouah!!! Pour la enieme fois je
répète: je ne critique pas les gens qui bossent pas, je critique
ceux qui profitent du système!!!
Premièrement, cette séquence d'échange nous donne à voir comment
le débat se polarise entre les opinions favorables (soutenues par
Sylvie et Fleur) et contraires (soutenues par Danielle, Marie et Perle)
aux comportements attribués aux rmistes. Les participants
s'inscrivent dans un espace de controverse et essayent de valider
l'argument qu'ils adressent au groupe en s'appuyant
sur leurs propres expériences
personnelles. Dans ce sens, le fait de connaître quelques cas de
personnes qui sont au RMI n'est pas reconnu par les participants comme
étant un argument valide pour universaliser le jugement portant sur
les bénéficiaires de cette
politique sociale. Autrement dit,
le raisonnement basé sur certaines connaissances n'acquiert pas le
statut de raisonnement publiquement convaincant.
Deuxièmement, les messages 25, 31 et 32 indiquent le moment où les
participants Perle, Marie et Danielle assument le risque imposé par
le débat car elles osent exprimer un point de vue dissonant. Dans
l'ensemble de la conversation développé sur ce forum, l'opinion
soutenue par ces trois femmes peut être considérée comme
minoritaire. Néanmoins, elles présentent leurs raisons devant des
interlocuteurs qui ne sont pas du même avis sans pour autant se
soumettre aux contraintes imposées par la conversation face à
face.
Troisièmement, il est important de dire que la conversation peut
donner lieu à des moments de politisation qui privilégient la
polarisation d'opinions suivi d'une tentative d'apporter les opinons
pour et contre sur une question donnée (Cramer Walsh, 2004; Gastil,
2008). La politisation implique un équilibre fragile entre l'action
d'imposer des idées à l'autre et l'action d'explorer les angles
multiples du problème en vue de mettre au défi des perspectives
figées et d'arriver à une interprétation collective.
L'extériorisation du conflit vient
dufait que les participants ne se
disputent pas uniquement pour la validité de leurs opinions, mais
aussi pour la reconnaissance de la spécificité de leurs
expériences et besoins. L'affrontement entre des opinions pour et
contre le RMI peut rendre plus claire la façon dont les
conversations informelles aident les individus à développer de
façon collective des outils cognitifs essentiels à leur
compréhension du domaine politique et de ses enjeux.
À notre avis, ce moment de politisation apporte des bénéfices au
processus délibératif à partir du moment où il favorise
l'élaboration de contre-discours par un public placé en dehors du
système politique central. En opposition au discours du
rmiste profiteur le contre-discours
du rmiste qui veut trouver un travaille et sa
dignité cherche à disséminer dans le groupe une
perspective différente de celle qui est soutenue par les médias,
les élites et le sens commun. Lorsque les participants de ce groupe
de discussion tentent de donner du sens aux différents discours qui
les concernent, ils montrent aussi que l'interprétation des questions
d'ordre politique n'est pas imposée par des cadrages médiatiques ou
élitistes, mais élaboré dans le processus conversationnel
d'éclaircissement réciproque (Cramer Walsh, 2004).
D'après Goodin (2006), les croyances et les positionnements des
individus sont fondés sur des raisons et l'action de dévoiler les
prémisses qui se cachent derrière ces raisons est la principale
contribution des conversations et des discussions aux processus
démocratiques et délibératifs. Ainsi cette action ne doit pas
viser la reconnaissance d'un certain participant comme étant celui
qui a raison, mais plutôt comme celui qui est capable d'élaborer
des raisons censées soutenir ses arguments devant les questions
posées par les autres interlocuteurs.
c) Réflexivité et redéfinition du problème
Le débat sur le forum concernant le sujet des Rmistes et de l'ANPE a
commencé, comme nous l'avons vu, avec une question posée par
Danielle a propos d'un article de presse considéré d'intérêt
général. Toutefois, le débat a suivi un cours qui n'était pas
celui désiré par Danielle. Après un certain temps, cette
participante reprend la parole pour essayer de mieux élaborer son
point de vue, évitant ainsi les imprécisions qui ont marqué ses
propos précédents. La précision suivie d'une re-élaboration
soigneuse du texte écrit ont occasionné alors une réflexion
collective sur les critiques faites à Danielle et aussi un recadrage
du problème en cause.
Exemple 3 - Redéfinir le cadre du problème et revenir sur ses
propres affirmations
46- Anne (09-11-2007 à 10:01:02)
Etre au smic aujourd'hui c'est
synonyme de précarité. Mais même si on enlève aux rmistes, on
donnera pas aux smicards.
50- Danielle (09-11-2007 à 10:05:53) Répond 46
Mais le débat que je voulais amener c'est surtout de
savoir comment vont se sentir les smicards qui ne sont pas passés par
la case RMI et qui n'auront pas le droit de toucher le
RSA. Le RSA c'est bien la preuve que le smic ne suffit
par pour vivre et ne motive pas les rmistes à aller bosser. On
sortira jamais de ce cercle vicieux d'assistanat!
Je trouve qu'on se fout de notre gueule!
60- Véronique (09-11-2007 à 10:13:34)
Danielle, c'est quoi ton topic c'est
de proposer la baston des Rmistes ? Tu
fais pas un peu des Rmistes le bouc-émissaire de la société
là ??? Je désapprouve ta manière plus que douteuse
d'inciter les gens à
s'attaquer au Rmistes
66- Sylvie (09-11-2007 à 10:19:06) Répond à 50
Dis Danielle. Bien que je comprenne tout à fait qu'il
est bien plus facile de s'en prendre à
l'assistanat qu'à la politique
salariale du pays....en quoi les smicar sont concerné par le sort des
rmistes s'il te plait? Tu crois pas que les smicar se
comparent plutôt aux gens mieux payés plutot
qu'aux plus pauvres?
69- Danielle (09-11-2007 à 10:21:39) Répond à 66
je pense juste que les smicards pourraient avoir les boule de voir
qu'ils n'ont droit à rien car ils
ne sont pas passés par la case rmi c'est tout. Et de
voir que le gouvernement veut toujours aider les même mais ne rien
faire pour le smic et je trouve ça moche.
72- Sylvie (09-11-2007 à 10:24:41) Répond à 69
Qui à part leurs patrons peut aider les
smicar? En quoi et comment le gouvernement doit il interférer sur ce
point????? De plus, moi je crois que les smicar quand ils entendent des
gens comme vous remercie chaque matin le ciel de ne pas être au RMI
et de ne l'avoir jamais été. Y a que pour vous que
c'est quelque chose de positif hein.
97- Marie (09-11-2007 à 10:41:18) Répond à 66
c'est ça le problème: à la fin du mois avec
tous les avantages financiers que t'as quand
t'es au rmi t'es pas plus pauvre!!!!
et tu bosses pas en plus...
La réflexivité est un processus qui demande d'abord des explications
à propos d'une perspective ou opinion. Elle conduit les
interlocuteurs à un examen critique de leurs valeurs et de leurs
perspectives en les invitant à les confronter à d'autres arguments.
Ainsi, les participants doivent accepter le défi de repenser leurs
positionnements face à des critiques élaborées par leurs
interlocuteurs (Dahlberg, 2001). Il est donc nécessaire que les
interlocuteurs soient toujours d'accord pour reformuler et changer
leurs points de vue, leurs intérêts et leurs convictions par le
biais d'un processus de dialogue et d'échange de raisons
(Bohman, 1997).
Néanmoins, l'action de reformuler ses propres arguments à la
lumière des arguments d'autrui n'aboutit pas nécessairement à un
changement de perspective ou de positionnement. Il est possible de
vérifier que Danielle ne change pas d'avis après la reformulation
de son propos. Au lieu de cela, elle essaye de le rendre plus clair. A
notre avis, cette tentative ne doit pas être écartée de
l'ensemble de conditions nécessaires à la politisation de la
conversation. L'action de rendre une opinion plus intelligible requiert
l'utilisation de ressources cognitives capables d'introduire la
rationalité dans l'échange et de favoriser le perfectionnement de
l'habilité argumentative. La rationalité, telle
que définie par Habermas (1987)
ne se mesure pas par la possession du savoir, mais par la façon
dont les individus emploient ce savoir. L'utilisation de ce dernier
dans l'objectif de configurer une relation d'intercompréhension et
définition collective d'une question peut apporter des contributions
essentielles au processus délibératif.
13
d) Identification de questions sensibles
D'après Stromer-Galley (2002) la nature simultanément publique et
privée de la conversation sur Internet peut aider les individus
défavorisés et marginalisés à discuter à propos de la
politique. Ces individus, pour des différentes raisons,
craignent de faire cela dans des
contextes publics d'échange face à face. Les forums de discussion
sont alors un contexte privilégié d'exposition publique de
l'individualité et pour la protéger, les participants établissent
des règles élémentaires de confidence réciproque et
d'identification en utilisant certaines expressions appartenant au sens
commun pour définir un cadre symbolique partagé. Ainsi, la
cordialité prédomine fréquemment chez les conversations civiques
en tant que règle essentielle à la protection des identités
contre agressions possibles.
14
Néanmoins, d'une façon générale, les dynamiques discursives
instaurées dans les forums de discussion mettent en place des
procédures de publicisation qui se révèlent gênants car elles
exposent les participants à des questions
sensibles. Warren (2006) définit ces questions comme
celles qui exposent les fragilités et les déficiences des individus
au regard des autres. Discuter à propos d'une question sensible peut
alors révéler des expériences d'exclusion et de déni de
reconnaissance qui renvoient les interlocuteurs aux positions
dévalorisées à eux destinées par la société. Dans le cas du
forum ici analysé, nous avons constaté que les participants parlent
souvent de leur dignité ou donnent des exemples de situations dans
lesquelles ils ont subi une forme d'humiliation.
Exemple 4 - Ranger sa dignité au placard: les expériences
d'humiliation et de honte
186- Danielle (09-11-2007 à 14:24:37)
Quelle honte y a t'il quand on est dans une difficulté à manger au
restau du cur ? Quelle humiliation y a t il a aller chercher des
vêtements et des meubles chez emmaus ? Quand on est dans le besoin on
range sa dignité au placard.
194- Edith (09-11-2007 à 14:38:30) Répond à 186
tu le dis toi-même ranger sa dignité au
placard. Tu crois que c'est facile, de
perdre sa dignité ?
197- Edith (09-11-2007 à 14:36:54)
Tu sais en 4 ans de dépression qui ont détruit ma vie et ma personne
je n'ai jamais trouvé le courage de demander de
l'aide.
200- Louise (09-11-2007 à 14:49:59) Répond à 197
Les questions identifiées comme
sensibles montrent que l'action de
parler ne signifie pas uniquement rendre une information disponible,
mais aussi présenter un drame devant un public en attestant
l'existence d'un état subjectif par l'emploi de certaines expressions
qui peuvent toujours être discutées et contestées. L'exploration
de ces questions aide des
contre-publics à voir comment leur
vie privée peut être signifiante pour éclairer une question
d'intérêt général.
En effet, la configuration narrative d'un problème d'intérêt
général commence par sa gestation dans l'expérience privée
quand des mauvaises expériences touchent la biographie particulière
d'individu (Habermas, 1997). Néanmoins, une fois que le contenu du
témoignage est considéré comme digne de figurer dans le débat
public, il peut aussi aider les interlocuteurs à expliquer les uns
aux autres les prémisses sur lesquelles se basent leurs
positionnements de façon à faciliter leur compréhension
réciproque (Gamson 1992).
Le message 200, par exemple, nous présente un témoignage qui sert
à la fois comme une façon de
créer un lien d'identification avec d'autres participants et comme
une raison ou une évidence donnée au débat (Gastil, 2008). Il est
important de souligner que le biais rationnel de la délibération
laisse de côté un grand nombre de façons de communiquer
qui peuvent être importantes pour
la délibération comme l'expression affective et esthétique, les
narratives biographiques, la rhétorique et la communication
gestuelle, la poésie, l'humour, l'ironie et le témoignage (Young,
1996; Dryzek, 2000; Sanders, 1997). Black (2008) argumente pourtant que
le témoignage par exemple peut être vu comme une procédure
pratique employée par les acteurs pour rendre intelligibles leurs
points de vue. Selon elle, en assumant une forme narrative, le
témoignage arrache les expériences à leur particularité et leur
confère une valeur d'illustration, d'exemple, de preuve ou d'un
argument.
Les récits confèrent au problème en cause son individualité et
sa réalité, ils engagent des connaissances de sens
commun, préjugés et stéréotypes entre autres, rectifiés à
travers des entrechocs d'images et des confrontations
d'arguments (Cefai, 1996, p.47). En ce sens, la
narration peut aider les participants à comprendre la raison par
laquelle une question individuelle doit être considérée comme un
problème lié à un déni de reconnaissance sociale qui touche
l'ensemble des participants. L'emploi du témoignage dans des
situations de conversation et de discussion politiques nous donne
l'opportunité de voir la situation à partir de la perspective
d'autrui, ce qui peut contribuer au changement des façons de penser
et de comprendre les histoires individuelles et collectives (Marques &
Maia, 2008).
Conclusion
La conversation en ligne est un processus qui permet aux individus de se
percevoir en tant que participants d'un débat qui les dépasse et
qui, en même temps leur rend possible la prise de parole dans
l'espace publique général. L'interaction destinée à la
définition et à l'interprétation d'un problème politique permet
aux individus de mettre en exercice leur connaissance pratique et de la
soumettre à l'appréciation et au jugement des autres. En outre, les
échanges en ligne requièrent une prise de position dans le débat
par rapport aux valeurs et aux points de vue partagés avec les
partenaires d'interlocution.
Les conversations civiques aident les citoyens à perfectionner leurs
habilités communicatives en les
invitant à prendre partie et à
assumer les risques du débat public. Affirmer que la conversation
peut contribuer au processus de délibération publique implique
l'adoption d'une définition du politique qui prend en compte non
seulement la participation activiste et de résistance, mais aussi la
communication informelle qui rend les citoyens aptes à s'orienter
vers la recherche coopérative de compréhension mutuelle en mettant
en marche les processus de socialisation politique. Le pouvoir
communicatif n'a pas son origine uniquement liée aux publics
politiquement organisés, mais aussi aux contre-publics ordinaires
et (souvent) invisibles qui luttent pour survivre et pour modifier les
relations de pouvoir asymétriques (Fraser, 1992).
Certes, la conversation civique, spécialement celle qui existe entre
les citoyens marginalisés, rencontre plusieurs barrières pour
être considérée capable de contribuer au processus
délibératif. Son caractère flou et la fréquente absence d'un
objectif de participation à la prise de décision en témoignent.
Il faut souligner aussi que parfois très peu d'interventions vont
au-delà du ressenti. Même si les interlocuteurs cherchent à
mieux comprendre une question d'intérêt collectif ils ont du mal
à prendre le recul nécessaire pour réduire l'inconsistance de
leurs opinions.
Certaines implications normatives peuvent être déployées à
partir de notre recherche empirique afin de contribuer à des études
qui cherchent à articuler la conversation et la délibération de
façon qualitative. Dans le tableau ci-dessous, nous avons
synthétisé les caractéristiques principales de nos indicateurs
analytiques en les mettant en relation avec les principes
délibératifs. Nous croyons que ces indicateurs peuvent être
également utilisés - après les adéquations méthodologiques
nécessaires - par d'autres chercheurs intéressés
par expliquer comment la
politisation de conversations civiques peut contribuer à la
dynamisation de la délibération publique.
Indicateurs analytiques
|
Aspects concernant les conditions politisation de la conversation
civique
|
Aspects concernant la délibération
|
Tentatives de définition et compréhension de la question en cause |
Chercher dans l'expérience subjective des faits et points de vue qui
peuvent être utiles dans l'interprétation à la fois coopérative
et conflictuelle d'une question ou problème;
Identifier une série de possibilités d'aborder le problème;
Chercher à comprendre les principales facettes d'une question. |
Interpréter le problème en cause en écoutant mutuellement et
attentivement les raisons présentées par les participants du
débat (respect mutuel);
Les interlocuteurs orientent leur action vers la quête d'une
compréhension réciproque du problème;
Chercher des réponses et des alternatives de solution aux problèmes. |
Prise de positions |
Appropriation et contestation critique des points de vue publiquement
disponibles;
Exposition à des justificatives qui mettent au défi les perspectives
soutenues avant la conversation;
Dialoguer au-delà des différences. |
Considérer attentivement des idées, raisons et expériences
apportées au débat (réciprocité);
Elaboration de contre-arguments critiques, rationnels et
potentiellement acceptables. |
Réflexivité et redéfinition du problème |
Demander des éclaircissements et formuler des arguments de manière
intelligible (usage de la rationalité);
Reconnaître les limitations de ses opinions et les avantages de celles
avancées par les autres. |
Réfléchir sur les arguments avancés afin de reconsidérer un
point de vue et peut être changer un jugement;
Assurer une définition du problème capable de prendre en
considération les opinions de tous les participants. |
Identification de questions sensibles |
Articulation de l'expérience personnelle avec des principes plus
généraux;
Discuter les faits et aussi les expériences personnelles ;
Mobilisation d'un régime discursif fondé sur l'émotion et sur des
formes de communication comme le témoignage (storytelling). |
Se mettre à la place de l'autre (ideal role taking);
Connaître les arguments et expériences qui soutiennent les points de
vue de ses partenaires d'interlocution afin d'accepter ou pas leurs
demandes de validité. |
|
Bref, nous ne devons pas nous demander si les conversations en ligne
sont capables de produire une délibération publique. La bonne
démarche consiste à vérifier comment la confrontation de points
de vue arrive à une politisation permettant aux citoyens de
construire des habilités conversationnelles et argumentatives.
Celles-ci sont issues de la construction collective d'opinions
publiques; d'une orientation interne et externe vers l'interprétation
commune d'un problème de l'actualité; et de la conquête de l'auto
confiance nécessaire pour élaborer et défendre ses propres
arguments devant les autres.
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Deliberative Democracy, dans Benhabib S. (ed.), Democracy and Difference. Contesting the Boundaries of the
Political, Princeton, Princeton University Press. pp.
120-135. 1996.
Footnotes:
1Je voudrais remercier le professeur Éric
George (Faculté de communication, UQAM) pour ses commentaires et
critiques très attentives qui m'ont permis d'améliorer
considérablement ce texte, ainsi que Françoise Genoud pour ses
précieuses suggestions concernant la structure et le style du texte.
2Docteur en Communication Sociale (Universidade Federal de Minas
Gerais- UFMG/Brésil) et chercheuse attachée au Groupe de
Recherche sur les Enjeux de la Communication (GRESEC), Université
Stendhal - Grenoble 3.
3La pauvreté
politique est un concept utilisé pour caractériser les citoyens
inaptes à la participation dans des processus démocratiques de
débat public. Cette inaptitude est due principalement à des
éléments comme la pauvreté matérielle, la marginalisation et le
faible niveau de scolarité (Bohman, 1997).
4Les espaces de
conversation en ligne, crées autour d'une revendication ou d'une
contestation partagée par un groupe minoritaire ont pourtant tendance
à réunir un nombre restreint de personnes ayant le même statut
social, le même niveau d'études et les mêmes intérêts
(Lev-On & Manin, 2006; Miège, 2006). Cela peut réduire les
forums à des arènes repliés sur elles-mêmes, cantonnés au
mieux à un rôle d'espace d'expression à la visibilité minime.
5D'après l'équipe responsable du portail,
les forums de discussion permettent aux internautes
d'échanger des points de vue sur les sujets d'actualité ou toute
autre question qui leur tient à c ur.
L'information cède la place à la communication:
les attentes, les remarques et les critiques des internautes nous
intéressent. Disponible sur
http://www.doctissimo.fr/qui_sommes_nous3.htm.
Nous trouvons chez
Doctissimo.fr les forums suivants: santé, grossesse et bébé,
mode, beauté, nutrition, psycho, sexualité, loisirs, people,
médicaments, forme et sport, vie pratique, animaux, famille, cuisine,
environnement, ados.fr et fluctuat.net.
6Voir le
site:
http://forum.doctissimo.fr/viepratique/Actualites/rmistes-anpe-sujet_11059_1.htm.
7L'Agence Nationale Pour
l'Emploi (ou
ANPE).
8Voir: "Le Haut-Commissaire aux
Solidarités actives, Martin Hirsch, admet que seuls 50% des
bénéficiaires du RMI sont inscrits à
l'ANPE . Source: fr.biz.yahoo.com.
9Le
forum permet des interactions diffuses et à cause de cela, plusieurs
éléments de discussion peuvent
se tenir simultanément.
10Salaire minimum
interprofessionnel de croissance.
11Guide de lecture des exemples d'échanges
conversationnels: a) les en-têtes ont été supprimés, sauf le
jour et l'horaire dont chaque message a été posté; b) les auteurs
de messages sont désignés par des pré-noms arbitraires; c)
chaque message a reçu un numéro qui correspond à son numéro
d'ordre dans le déroulement de la discussion; d) étant donné
l'asynchronisme des échanges, nous avons signalé
qui répond à qui . Cette
opération a été possible, puisque dans le forum, les participants
utilisent la citation directe (généralement l'incorporation des
propos précédents est faite à travers la reprise de la totalité
du message au début du message courant) pour répondre les uns aux
autres; e) l'orthographe d'origine a été conservée.
12Il est important de souligner que tous les participants
de ce forum ne sont pas bénéficiaires du RMI. La majorité d'entre
eux se disent en situation de précarité ayant vécu auparavant une
longue période au chômage. La participante Perle est la seule à
avoir affirmé avec précision sa condition d'allocataire du RMI.
13Dans certains cas, les participants
ont tendance à répondre pour réitérer leur point de vue, en
rejetant ou en critiquant systématiquement les propos des autres, au
lieu de solliciter des opinions, des éclaircissements ou des
justifications de la part des autres participants (Janssen & Kies,
2005).
14Ce terme est utilisé par
Fraser (1992) lorsqu'elle propose de montrer que les besoins des femmes
et d'autres groupes marginalisés peuvent être élaborés dans
leurs propres termes et
présentés dans leurs propres
espaces. Les espaces quotidiens fréquentés par les
contre-publics sont décrits par
Fraser comme des arènes discursives parallèles à
la sphère publique politique principale, articulées dans un
réseau dispersif et ramifié, où les membres de groupes
subordonnés créent et font circuler des
contre-discours (1992, p.123).